Jean-Louis était beau. Il ne le savait pas. Il parlait quelquefois de sa gueule pourrie et sa véritable beauté lui échappait forcément.
Je l’ai connu sur les bancs de la 4ème, au bord de l’adolescence, qui est le bloc d’expérience le plus riche, le plus divers, le plus torrentiel aussi. Nos pères respectifs avaient à faire avec la chose militaire, cela suffit à donner une amorce de lien. Très vite l’amitié fut totale. Il était totalement mon ami. Mon vieux. Salut vieux, allô vieux… nous avions même inventé la déclinaison pseudo-latine de ce terme pour chaque nuance de la journée.
Je ne le savais pas, forcément : Jean-Louis était pour moi un rayon absolument singulier de fertilité et nous avions sept ans devant nous.
Il voulait être pilote de chasse. Sa vue n’était pas bonne et son rapport aux mathématiques assez défectueux. Mais il restait persuadé que son devenir côtoierait celui des plus hauts vents. Il écoulait cette attente fiévreuse en deux endroits essentiellement. D’une part, les modèles réduits d’avions assemblés et finis avec une minutie presque effrayante. Et d’autre part, sur le second versant de ce monde prospectif, la musique. Avec ces synthétiseurs, agencés à la manière d’un habitacle de vaisseau spatial. Impeccablement mis en scène et régulièrement briqués, quoiqu’il n’hésitât pas à leur ouvrir parfois le ventre pour aller y provoquer, de la pointe d’un fer à souder, ces sonorités autres qui leur manquaient selon lui.
Ainsi suis-je entré par là en musique, dans cet improbable cockpit à deux places.
Je regarde en arrière et je le vois debout, riant au beau milieu de ma vie d’alors qui est pour beaucoup la source et la condition de ma vie d’aujourd’hui.
Je ne savais pas l’expliquer ni lui non plus, car nous n’avions à ce moment-là aucun recul, mais il était l’intégrité même. Il ne savait vivre que dans la vérité la plus nette. Mentir, simuler, faire les choses à moitié n’étaient pas de mise. L’amitié était un pacte, avec ses rites et ses engagements, la plupart non-dits.
La pièce de musique était le lieu, l’officine par excellence des rites. C’était l’abri et le laboratoire. Au dehors le chaos, la mitraille incompréhensible des passions. Au dedans, le méticuleux cérémonial, la fabrication des sons et la translation constante de nos désordres adolescents respectifs en une forme aiguë et claire, celle de notre amitié en expansion et qui avait été, dès le premier jour, une évidence.
Souvent, après ces séances, et quand la nuit tombée au dehors enveloppait les fenêtres de la maison d’un profond calme noir que nous n’avions pas vu venir, le rituel se poursuivait à la cuisine. Là enfin on pouvait vraiment discuter. Le recyclage des affects en musique était bel et bien effectué, le monde était, pour sa majeure part, allé se coucher… c’était la légèreté, la fluidité. Nous n’avions plus qu’à nous laisser glisser jusqu’au cœur de cette association entre nous si bien polie, si ronde et dense. Grave ou drôle, chacune de ces heures-là est encore aujourd’hui comme une indestructible brique dans les fondations de mon être. Nous étions les deux ouvriers d’une incessante usine, un mécanisme qui tournait, triait, polissait, évacuait, analysait, triturait… Et c’était comme un ping-pong où quasiment jamais la balle n’aurait quitté la table tant nous étions naturellement en phase l’un avec l’autre.
De ma relation à lui je conserve la forme d’une ville dans l’être. Une ville avec toutes ses avenues, ruelles, impasses, souterrains, bâtiments, chambres secrètes et places publiques.
Quand venaient les étés, nous allions plonger avec les poulpes du golfe de Sagone. Bien que ses racines soient corses ou encore bordelaises, il se savait japonais. Il était déférent avec ma petite amie, pouvait l’appeler mademoiselle sans ironie. Nous jouions, sans nous en lasser jamais, à faire le mort pour l’autre. Il suffisait que l’un s’absente un instant pour retrouver l’autre étendu inerte, la bouche ouverte et les yeux exorbités, en travers d’une porte. J’ai une photo de lui vêtu d’une toge et assistant médusé à la tombée d’un rai étincelant sur une petite colonne de style antique. Jean-Louis avait un don prodigieux de mimétisme. Il pouvait se transformer en n’importe qui, s’approprier n’importe quelle voix ou attitude. Il samplait les gens avec une aisance déconcertante, un sortilège. Il dessinait et calligraphiait à la perfection, photographiait méthodiquement les astres, les éclipses.
Il était tout de vérité franche et donc il lui fallait ordonner le monde selon ses moyens propres, sans faire l’économie du travail sur soi que cela implique, délaissant les poncifs sociaux, tribaux dans lesquels la plupart tentent alors déjà de s’illustrer, good boys ou rebelles… il n’était ni l’un ni l’autre, plutôt aspiré tout entier dans une spirale de créativité. Chaque lettre de son alphabet vital devait être taillée et mûrie avec soin.
La veille du 14 Janvier 1990, tandis que je le quittais très tard, il m’a retenu d’un geste derrière le portail. Sa maison était située dans une partie à l’écart de la ville, désolée à ces heures-là. Il avait cru voir quelqu’un de louche approcher au loin et préférait attendre en retrait que ce quelqu’un soit passé. Figés, nous avons patienté une petite éternité silencieuse, les yeux dans les yeux. Rien ni personne n’est passé.
Le matin suivant était le jour de son 21ème anniversaire. Il est allé gravir la Sainte-Victoire. Cette montagne l’attirait fortement. Elle avait brûlé l’été précédent et ressemblait à la Lune fichée dans le sol à deux pas de chez lui. Mais cette Lune-là, trop friable s’est dérobée sous lui et un ravin l’a pris.
Entre ce ravin et lui, le cercle parfait de vingt-et-une rotations terrestres.
J’ai refusé de voir le corps, d’opposer une enveloppe vide contre ce regard pénétrant de la veille. Et puis le cercueil. Cette inadmissible boîte avec lui mort dedans. J’ai encore tourné le dos. Dans la cathédrale, je me suis réfugié à l’orgue. Au cimetière pourtant, il m’a fallu voir la boîte descendre dans le trou.
Peu après, j’ai fait ce rêve : j’étais immergé dans une baignoire non pas remplie d’eau mais de bandes magnétiques horriblement emmêlées. Des nœuds à défaire pour rendre audible la musique prise au-dedans. Jean-Louis est venu. Il a laissé couler sur moi une poignée encore de ces rubans noirs. Et c’était à moi de jouer.