Il est possible que dans la hiérarchie des choses musicales, les oiseaux soient les plus grands musiciens qui existent sur notre planète. (…)
Aussi étrange que cela puisse paraître, le chant des oiseaux a d’abord un aspect territorial. C’est-à-dire que l’oiseau chante essentiellement pour défendre sa branche, pour défendre son terrain de pâture et pour affirmer qu’il est le propriétaire d’une femelle, d’un nid, d’une branche, d’une région dans laquelle il trouve sa nourriture. Et c’est tellement vrai, que les différends entre oiseaux au sujet de la possession d’un territoire se règlent souvent par joutes de chant. Et si le prédateur veut occuper indûment un endroit qui ne lui appartient pas, le véritable propriétaire chante, chante si bien que le prédateur s’en va. (…) Mais il y a le renversement de la situation. C’est que si le voleur chante mieux, si l’intrus chante mieux que le véritable propriétaire, le véritable propriétaire lui cède la place. Entre parenthèses, on devrait régler beaucoup de différends humains par ce moyen charmant. (…)
La deuxième cause du chant est évidemment la pulsion amoureuse. C’est pourquoi, d’ailleurs, on entend chanter les oiseaux surtout au printemps, et surtout les mâles. Et ils chantent pour séduire la femelle. Le chant, là, est donc placé au même rang que les manifestations amoureuses de tous ordres, telles que les parades nuptiales, la mise en valeur des beautés du plumage ou des beautés du vol, toujours pour éblouir la femelle. Ces chants, qui ont donc une fonction sociale tout à fait déterminée, tels que le chant territorial et le chant de séduction, comptent évidemment parmi les plus beaux.
Mais il y a une troisième catégorie de chant qui est également admirable. Et, pour moi, ce sont ceux que je mets au-dessus de tous les autres : ce sont les chants absolument gratuits et qui sont faits sous l’influence des beautés de la lumière naissante ou de la lumière mourante. Ce sont les chants que le mâle chante au lever du soleil ou au coucher du soleil. Et la beauté de ce lever et de ce coucher a une énorme importance. J’ai ainsi remarqué, dans le Jura, une grive musicienne spécialement douée, et qui faisait des choses absolument géniales au coucher du soleil quand ce coucher était très beau, avec de magnifiques éclairages rouges et violets. Lorsque la couleur était moins belle, ou que le coucher de soleil était plus bref, eh bien cette grive ne chantait pas, ou chantait des petits thèmes plus quelconques que les autres chants.
Il y a une deuxième catégorie de sons musicaux émis par les oiseaux, mais les ornithologues de métier ne rangent pas ça sous le titre de chant. Il s’agit des appels. Les appels sont un véritable langage musical. (…) Les oiseaux ont en effet une conversation, faite par des appels, et qui ont des significations assez précises, et qu’on arrive à diversifier, à étiqueter assez facilement. Il y a par exemple l’appel à l’amour, l’appel à la nourriture, le cri d’alarme. Le cri d’alarme est même si important que s’il est poussé par une espèce voisine, en cas de danger imminent pour tous, tout le monde comprend. (…)
Chaque espèce a son chant spécifique propre. Là encore, il y a plusieurs catégories. Il y a des oiseaux qui ont le chant inné. C’est-à-dire, qui naissent possédant un certain style, une certaine esthétique, qui est propre à l’espèce. Ce qui fait qu’en les entendant, on dit tout de suite : « Ça, c’est un merle. Ça, c’est une grive. Ça, c’est un rossignol ». De même que, quand vous écoutez la musique des compositeurs humains, n’est-ce pas, vous dites tout de suite : « Ça, c’est du Mozart. Ça, c’est du Debussy. Ça, c’est du Berlioz…etc… ».
Il y a, au contraire, des oiseaux dont le chant n’est pas inné et qui sont obligés de l’apprendre, assez péniblement même, de leurs parents. Un oiseau pourtant très courant, qui a un chant d’une grande virtuosité : le pinson, n’a pas le chant inné. Les jeunes pinsons travaillent, sous la conduite du père, et ils ont généralement beaucoup de mal à arriver jusqu’au bout de la cascade victorieuse qui compose leur chant. C’est un chant d’une exécution malaisée, il faut le reconnaître. Le chant du pinson se compose de notes répétées, donc d’un roulement, d’abord lent, puis excessivement accéléré et de plus en plus fort. Et, c’est la caractéristique, au bout de cet accelerando, il y a une codetta victorieuse, soit descendante, soit remontante suivant les terminaisons régionales et dialectales. Eh bien, c’est excessivement difficile à réussir et on entend, pendant leurs premières années, les jeunes pinsons trébucher sur les notes finales et ne pas pouvoir sortir cette fameuse codetta. (…)
Les oiseaux ont une virtuosité extraordinaire qu’aucun ténor et ni même aucun soprano colorature ne pourra jamais égaler, parce qu’il ont un organe spécial qui leur permet de faire des roulements, qui leur permet de faire des intervalles très petits et chanter extrêmement vite qui s’appelle le syrinx. C’est grâce à cet organe qu’ils ont une telle virtuosité. Le rossignol a une virtuosité formidable, il a une voix très puissante, c’est un grand ténor. Mais c’est plus un acteur qu’un chanteur. C’est-à-dire que les rossignols ont des formes stéréotypées qui sont les mêmes avec chaque individu, que je peux vous citer tout de suite. Il y en a deux très connues. Il y a une formule qui est un battement sur deux sons disjoints, qu’on peut traduire par ceci : tikou tikou tikou tikou… ou bien : kouti kouti kouti kouti… Et aussi, un son très lointain et très lent, lunaire, qui semble être émis par un autre oiseau qui serait placé à cinq cent mètres au moins, et puis qui se rapproche progressivement, et qui se termine brusquement par deux ou trois notes très très fortes, retournées vers l’aigu. Par exemple : tio, tioo, tiooo, TIODODO !
Extrait d’Entretien avec Claude Samuel – 1965 – Transcription personnelle