Si souvent je suis frappé de la manière dont les choses prennent ensemble dans l’instant. De la manière dont les choses composent ensemble un instant qui les enveloppe, les circonscrit. Une petite quantité de détails en mouvement produisent du lien, un condensé d’existence, un précipité observable pour lui-même. Une petite quantité d’éléments concourent, convergent, forment soudain un équilibre provisoire, une grâce presque aussitôt dissipée. Et l’instant est perdu, déjà réduit au souvenir, figé, élimé, flouté dans la mémoire. Catastrophe minuscule, excessivement ordinaire.
De fait, revenir habiter l’instant perdu aura sans doute été ma prédilection en musique. Faire la trace dynamique, qui respire encore et résonne de l’instant écoulé, irrattrapable en tant que tel. Fabriquer des alvéoles évanouissantes mais reproductibles, où soit retenue un peu de cette respiration-là, de ce lien-là. Condensés d’existence, précipités de vie. Utopie, certes. Artifice, certes. Mais qui n’auraient pas lieu d’être si je n’y avais trouvé une source de régénérescence et affiné par là ma capacité à percevoir et apprécier les instants encore à venir.
Au fil du travail, la forme qui s’est imposée à moi pour continûment régler cette priorité a été celle de la chanson, plus ou moins brève, même s’il m’est arrivé de tenter de l’étirer au-delà du raisonnable. Évidemment je n’ai pas inventé cette forme. Elle excédait de toutes parts ma petite affaire privée. Mais elle était de loin la meilleure voie, la forme élue. D’abord parce que tresser la voix et les mots avec les instruments m’est apparu comme une opération d’une sensualité parfaite. Un dispositif d’une puissance expressive correspondant à mon entreprise et à mes moyens. Aussi, je crois, propice à rendre compte de la précieuse, bien que fragile et dérisoire subjectivité qui veut que tel instant singulier impacte telle conscience singulière.
Alors la chanson, assimilée à une installation ou à une expérience de physique-chimie, un précipité renouvelable, est devenue mon épicentre. Du geste, du langage, de l’espace. Tous instruments en agencements variés, microclimats. Angles et points de contact, magnétismes, boutures et greffes de petits détails rendus ensemble à une forme de communion respiratoire. Une manière de redonner la vie. Docteur Frankenstein des instants.
Et puis à projet immodeste, forme modeste. Il fallait que cela puisse tenir dans le creux de l’oreille, sans peser outre-mesure. Sans faire la leçon ni la loi. Sans prétendre à je ne sais quelle inflation des idées. Voyez-vous : une poignée de détails convergents ont fait un instant où la conscience d’être vivant était prise, et voilà tout. Rien de grandiloquent. Pas de manifeste, pas de recul. Plutôt comme des entrées de journal intime. C’est forcément du journal. De l’aveu de faiblesse devant ce qui échappe. Musique-journal, inscrite dans le flux ordinaire des jours, le domaine des instants bruts.
Bien sûr, en musique l’on ne fait pas nécessairement la trace de tel ou tel instant vécu particulier, ce n’est pas tant du reportage, mais l’on peut s’immerger profondément dans la physiologie de ce qu’est un instant. En composant, on peut concentrer l’effort sur cette physiologie. Sculpter le son comme ça, agrégats palpitants de détails éphémères, hétérogènes mais présents les uns aux autres et concourant, consumés ensemble.
La chanson c’est « je suis là, pris en cet instant volatile ». Ma figure étendue à quelques objets, une parcelle du monde, le principe essentiel du lien fugace.
J’ai presque toujours trouvé mes mots là où la musique semblait le moins requise à priori. Journaux justement, lettres, carnets, formules isolées… Et s’il devait s’agir de poèmes, il me les fallait eux-mêmes comme étant de petites conjonctions de faits et gestes ordinaires, si possible avec de l’objet très concret dedans : cheveux, ciel, train, pierre, narines, neige, sang, oiseaux, ville, ballon…
Le ballon qui passait par-dessus les cimes des arbres : je pensais quelques instants : « Alors, voilà, mourir, c’est cela ». (Journal de Peter Handke)