À mes débuts, et bien des années durant, je saturais le papier ligné de notes plus ou moins heurtées, parcourues de spasmes. Je pratiquais le torrent, l’arc électrique ininterrompu criblé de déflagrations. J’apprenais mon métier. Je m’agrippais au son impétueux comme à l’échine d’une bête de rodéo. Il me fallait persister sur la croupe sonore, extirper sans relâche du son sauvage sa forme écrite, l’avalanche de signes nécessaires à le tenir en respect dans les bornes de la partition. J’avais ouvert les vannes du son musical en moi et m’évertuais à l’apprivoiser en un corps à corps fébrile, à canaliser son déferlement brûlant sous forme de rails, de gaines, de contenants divers qui puissent supporter, sous la pointe du crayon, sa force éruptive. J’apprenais ainsi, submergé par un capharnaüm vociférant dont il me fallait saisir des prises, extraire des lignes conductrices, déduire des digues. Chaque pièce achevée se présentait comme une collection de stigmates dus à la violence initiatique. Je me souviens, entre autres, de la stupeur quelque peu horrifiée, quoique poliment atténuée, des interprètes de mon quatuor avec flûte Cent sales mouches à la découverte de cette partition hirsute, de part en part zébrée de vrombissements graphiques frôlant l’illisible et où pratiquement nulle respiration n’avait su se frayer un chemin. Pour l’anecdote, l’altiste de l’ensemble, en considérant la chose, avait d’emblée décliné et demandé à ce qu’on la remplace. Cent sales mouches, la formule est de Rimbaud, mais voilà qui dit assez bien ce dont j’étais alors l’enveloppe.
Et puis, au tournant des années 2000, sont apparues, bien malgré ce que l’on appelle « volonté », les premières ruptures dans la trame, les premiers trous, alvéoles d’abord éparses et encore modestes de silence. Le son lui-même s’affinait de loin en loin, les digues fonctionnaient de mieux en mieux, aplanissant les contrastes, évidant les timbres, ralentissant les tempi. La musique s’épanouissait autrement, révélant en son sein la naissante présence d’une absence, les rudiments du silence.
Qu’est-ce que le silence en musique ? Il semble y avoir autant de qualités de silence qu’il existe de musiciens pour le consigner par écrit. Je ne connaissais pas mon silence. Je l’accueillais, pour ainsi dire, sans que les présentations n’aient été faites. Il poussait çà et là par touffes imprévisibles, imposant peu à peu son étrangeté dans le cours du geste instrumental. Il paraissait simplement évident que les voix, les instruments tendaient à se taire de plus en plus souvent et de plus en plus vite après avoir énoncé la sonorité. Le silence s’affirmait à la manière d’un étonnement contagieux, suspendant les élans, dénudant la polyphonie, émiettant les lignes, aussi rongeant le son de l’intérieur. J’étais pris par toute une physiologie du silence. Enclin à m’y arrêter sitôt chaque geste ébauché. Et le son bientôt ne sembla plus devoir conduire qu’à ce négatif mystérieux, exacerber son existence au moyen de parenthèses successives. Le son, pour articulé qu’il soit, pour raffiné et splendide qu’il soit ne se dressait plus que pour exposer sa propre faillite, sa disparition. La moindre attaque vibrante portait en elle la graine sensible de finitude et tout était devenu balcon sur le silence. Silence à scruter.
Alors pourquoi ce phénomène ? Pourquoi, par ailleurs, cet agaçant défi à l’auditeur qui attend la plupart du temps de la musique qu’elle le soulève et l’emporte à la manière d’un flot ? L’interruption récurrente par le silence prolongé, cet intermittent soufflet sonore qui retombe invariablement en lui ne comporte à priori rien qui séduise ou conforte. Les interprètes eux-mêmes redoutent déjà de devoir effleurer plutôt qu’appuyer et surtout d’avoir à si souvent retenir leur corps pour traverser le vide. Pas de « rythme » apparent… mais je n’ai pu tricher, couvrir ces béances obstinées sous je ne sais quel babil. J’ai suivi la pente.
Sans doute la musique ainsi faite souligne-t-elle constamment que tout doit finir. Et que si beauté il y a en ce monde, elle ne saurait s’envisager pleinement sans la conscience presque synchrone de son caractère impermanent, de sa précarité même. Il y a toujours du manque, toujours de la perte et de l’absence, et, dès la première, trop de choses aimées qui meurent. Toujours la frange finissante d’un monde qui glisse hors de portée. Et de ma part probablement une passion perverse pour la chose qui fait défaut, qui ne peut qu’à peine être effleurée, qui existe tout juste pour avouer sa dérobade. C’est une question d’aveu. Le manque me passionne, au sens où toute véritable paix est impossible car toujours intrigue, en arrière-plan, un semblant de quelque chose sur le départ. Je recherche, et bien malgré moi, en toute situation le versant par où elle fuit et se délite. Chère, exorbitante inquiétude.
Aussi, je ne sais trop, je suppose là une affaire de désir hypertrophié, finalement trop massif pour les objets quels qu’ils soient. Ce désir-là ne se résout pas dans les objets. Et peut-être, à force d’en avoir atteint suffisamment sans que cela ne crée de satisfaction profonde et durable, il érige l’image de l’inéluctable manque : le silence, comme seul cadre possible au gré duquel se répandre à sa mesure. Un désir sans objet consistant, qui fait le silence dans les objets, ou plutôt, qui explore le silence que les objets ne manquent pas d’engendrer. C’est une pathologie assumée : il n’y a pas de bonheur qui tienne, il y a la mort en germe partout et l’intensité souveraine du désir qui a reconnu cette maîtresse cachée en chaque parcelle du monde.