Quatre chants pour franchir le seuil (Gérard Grisey 1996-98)

L’inadmissible mort. Il faut y passer. Tout et tout le monde y passe. Rien ne l’empêche. Pas même évidemment la musique qui s’efforce parfois d’interposer ses cales dans la dégringolade du temps. Simulacres de suspension éternelle, freins dérisoires. Rien n’empêche la mort, mais la musique s’entête, avec notre candide assentiment, à ne pas vraiment l’admettre. À faire comme si elle se réservait le pouvoir de tout arrêter. Comme si la bizarre impensable éternité vivante se tenait dans l’un des deux poings fermés qu’elle nous présente. Quelle main ? On ne se lasse pas de rejouer, même si l’on tombe invariablement sur la mort à coup sûr. Rien à faire, il faut, il faudra passer, franchir ce seuil-là, se résoudre à la perte suprême. D’accord, mais encore une partie, n’est-ce pas ? Une dernière ? Ist dies etwa der Tod ? demande incrédule, à près de quatre-vingt-dix ans, Richard Strauss au terme de ses Vier letzte Lieder, dans l’Abendrot, le rouge du soir laissant filer une interminable tenue finale de tout l’orchestre, apologie de l’accord ultime, qui fait mine de tenir indéfiniment bien qu’il faille lâcher prise et finir pour de vrai.

C’est à cette pointe extrême, interrogative de l’œuvre de Strauss que semblent venir bourgeonner, quelques cinquante ans plus tard, les Quatre chants pour franchir le seuil de Gérard Grisey. Au bout d’une apothéose de motifs effrontément colorés, tout encore gorgés de sève, le vieux Strauss nous abandonnait sur le seuil, les oreilles écarquillées devant la paroi d’ombre. Grisey lui (un authentique aventurier), ramasse la torche, s’avance, pénètre la paroi, matérialise le seuil pour lui-même et prend le parti de s’y enfoncer, d’aller quand même y voir de plus près. Comment c’est. Comment franchir cela, puisqu’il le faut bien. Ses chants sont des chants pour, pour franchir la limite, et approcher l’inadmissible mort. Le titre donne littéralement l’œuvre. Avec chacun des quatre chants, il va proposer un corps sonore du seuil au moyen de l’orchestre et y inscrire un franchissement au moyen de la voix engagée en lui. Ce sont les cartes, itinéraires poétiques de l’inéluctable passage. « Méditer sur la mort » consiste pour Grisey à ériger un à un quatre états du son, textures orchestrales complexes, chacune très caractérisée, dont l’évolution reste fortement contenue et à y inscrire la voix comme modalité de passage. Quatre blocs d’espace-temps sonore, conçus comme qualités du seuil en question, zones intermédiaires à franchir entre vie et mort. Qu’est-ce que ce dernier bout de chemin ? Comment peut-on encore y chanter ? Y arracher encore une chanson comme passage ?

De qui se doit / de mourir / comme ange / … / comme il se doit de mourir / comme un ange / je me dois / de mourir / moi-même / il se doit son mourir / son ange est de mourir / comme il s’est mort / comme un ange (D’après Les heures de la nuit de Christian Guez-Ricord)

Dès ses premières mesures, La mort de l’ange présente un orchestre hiératique, tout plein de coulées tantôt resserrées, tantôt dilatées, répandues vers le plus grave et sombre. Une orchestration épaisse de lents flux tuilés descendants, sorte de piège d’eaux lourdes mû par un inexorable courant dont toute extirpation, toute volte-face paraît interdite. La voix, si frêle par comparaison, s’y trouve emportée, émergeant mot à mot de loin en loin. La phrase conjonctive est défaite. Chaque appui qui fonctionne encore est un mot isolé et désolé. Et le geste vocal résiste tant qu’il le peut encore à la succion puissante vers le bas, il se veut encore ascendant, cherchant à dépenser par à-coups tout ce qui lui reste d’aigus lumineux, pourtant déjà si crispés, si cassants. C’est peu dire que ce mouvement-là est contraint, difficile, opposant tant bien que mal ses forte discontinus au triple piano sans répit de l’affaissement orchestral. Bouleversante tension de ces mouvements contraires entre lesquels tout est joué d’avance.

Après un long frottis de peaux de grosse caisse, comme un chuintement glacé, sans relief aucun, s’ouvre La mort de la civilisation. L’écoulement d’eau lourde a viré au gel. L’orchestre ne présente plus guère que surfaces figées un rien au-dessus du silence. Pans statiques, dévitalisés, plaques de poussière sonore gelée, très assourdies, immuablement agrafées les unes aux autres par trois sons ascendants, récurrente menace. Les vibrations s’élargissent à l’extrême. La voix, délibérément prudente, compte et répète ses notes, progresse là par petits tronçons psalmodiés. Le texte égrène de pauvres numéros. Liste de sarcophages égyptiens du moyen empire dont les inscriptions hiéroglyphiques sont pour la majeure part irrémédiablement effacées. Famous last words… En cet espace formidablement morbide, le chant va risquer parfois une brève envolée mélodique plus expressive, tentatives encore si possible de réagir par du mouvement au raidissement généralisé de la texture orchestrale.

Et le chuintement glacé revient, reviendra encore. Il vise, selon Grisey lui-même, à prévenir toute échappatoire commode entre les différents moments du cycle, tout relâchement convenu dans la représentation. Une déflagration subite enclenche La mort de la voix. Elle advient sous forme d’éclats orchestraux consécutifs crachant divers entrelacs de lignes qui s’étiolent et perdent à chaque fois davantage en vigueur. Ce sont des spasmes. La voix, ici surexposée, heurtée dans sa chair même, virevolte à chaque décharge, se débattant dans ces poches d’extinction de l’orchestre. Il n’y a pas d’issue, pas d’élan durable. Le son décline à tous les coups et débouche peu à peu sur le jeu d’un unique intervalle instrumental dont les deux notes, qui subsistent « à nu », sont ici franchement étirées. Inspiration/expiration. C’est là le cœur du cycle, l’expression la plus concise du passage d’un état à un autre. De vie à trépas. Le fragment chanté d’Érinna, poétesse grecque du IVème siècle avant J.-C. et dont nous ne savons presque rien, tient tout entier en ces deux vers : Dans le monde d’en bas, l’écho en vain dérive. / Et se tait chez les morts. La voix s’épand dans l’ombre.

Alors, La mort de l’humanité amorce dal niente ses longues vagues de percussions battues à la triple croche et qui se brisent tour à tour en une pulsation soudain plus lente et grave. Toujours le plus grave, toujours le plus lent et le passage qui y mène, abrupt ou progressif, à sens unique toujours. La tempête apocalyptique s’annonce. Elle nous vient de l’épopée de Gilgamesh. L’orchestre s’embrase, se fissure en tous sens. Violemment haché, il n’est bientôt plus qu’un tumulte de couches temporelles divergentes, figurant le désordre de toute matière devant la mort. Une dernière fois, il faut passer, il n’y a pas d’alternative. Les mots saturés de cris jaillissent en traits brutalement contractés. La voix affolée, haletante « apparaît dans les interstices du fracas », cherche encore à franchir, à s’engouffrer dans les trouées que lui concède la frénésie des instruments. Puis tout s’aplanit par degrés. Un fa longiligne de contrebasse traîne sans fin, racle le fond. La musique est exténuée. Je regardais alentour / Tous les hommes étaient retransformés en argile.

De la berceuse qui prolonge ce dernier chant et va clore le cycle sur une coupure sèche, inattendue, le compositeur écrivait lui-même : « la tendre berceuse qui scelle le cycle n’est pas destinée à l’endormissement mais au réveil. Musique de l’aube d’une humanité enfin débarrassée du cauchemar. J’ose espérer que cette berceuse ne sera pas de celles que nous chanterons demain aux premiers clones humains lorsqu’il faudra leur révéler l’insoutenable violence génétique et psychologique qui leur a été faite par une humanité désespérément en quête de tabous fondateurs. »

Très peu de temps après l’achèvement des Quatre chants, le 11 Novembre 1998, Gérard Grisey est mort foudroyé par une rupture d’anévrisme à l’âge de cinquante-deux ans.

Je me rappelle avoir appris la brutale nouvelle au téléphone, de la bouche de Pascal Dusapin, lequel, sous le coup d’une vive émotion, ajouta à peu près : « Tu te rends compte ? Ça peut frapper n’importe qui, n’importe où, n’importe quand ».

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2 réflexions sur “Quatre chants pour franchir le seuil (Gérard Grisey 1996-98)

  1. Je ne connaissais pas, c’est beau. Particulièrement frappé par les fusées éclairantes de la voix dans « la mort de l’ange » et ces vagues de percussions qui préludent à la « mort de l’humanité » – j’y entends comme des mouvements perpétuels d’horloges. Le « long fa exténué » est aussi un moment d’une nudité saisissante.

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