L’union amoureuse est un territoire – Une délimitation, une stabilisation du monde et la fondation d’un sens en ce monde – L’être aimé constitue la matrice, les conditions d’acquisition d’un territoire, d’une enceinte où se fabrique l’harmonie – Aussi, la rupture brutale du lien amoureux provoque-t-elle l’abolition du territoire qui en était issu et le monde béant, glissant s’instaure – Tout au long des Scènes d’un roman de György Kurtág et Rimma Dalos, le territoire amoureux convoité se trouve en irrémédiable voie de désertification – Seules en subsistent les arêtes, balises de l’absence, marqueurs dérisoires de l’intrusion du vide – En multipliant les formes microscopiques, Kurtág et Dalos procèdent à l’inventaire des ruines de l’agonie amoureuse/territoriale – Inventaire des ressorts cassés – Plutôt que de s’attarder et développer, ils préfèrent montrer les choses réduites par force à leur plus simple expression : désespoir et ironie de la miette expressive, déposée en série comme sur le bord d’une table – De cet amour défait, il ne reste que ça, ça et ça…, si peu, qui remue encore « à vide », pathétiquement, sans plus rien produire de sensé, renvoyant compulsivement à l’absence de ce qui fut espéré – Alternance des microformes : d’une part, moments lisses, suspendus, peu ou non pulsés, traduisant la glissade, dérive, stupeur, glaciation – Et d’autre part, moments pulsés mais hachés, détraqués, claudiquant et grinçant – Boucles : machines grippées, aussi débris grimaçants de musique à danser… – Kurtág détraque et comprime jusqu’au résidu les formes canoniques (prière, comptine, valse, rondo…) emblèmes du territoire familier, fonctionnel, ici présentés sous une forme desséchée qui oscille entre le ridicule et le tragique – Petites formes cadavres – La musique pousse aussi bien sur les cadavres – Il y a là un cadavre relationnel qui enfante la musique – Tout ce qui est déchu prête le flanc à la naissance de fantômes – Les débris de ce qui, pour un temps, fut une suprême cohérence, surnagent et dérivent dans l’esprit sans plus pouvoir faire sens – Sans plus pouvoir agréger du monde comme territoire – Funestes bribes – Le chant monte en flèche à travers elles, les amplifie encore – Il n’est jamais si beau que lorsqu’il prospère sur la compromission du territoire – Parce que le sens s’y voit défait, en défaite, alors même que l’émotion est à vif – Le chant de l’apatride, de l’orphelin, de l’enfant dans le noir, de l’amour brisé, ruiné, ou même encore celui de l’esclave affranchi, du vétéran qui en a beaucoup trop vu… – La musique, en général, peut si parfaitement réverbérer ce qu’est le territoire, cette démarcation dans la pluralité des espaces possibles – Il n’est que de s’en remettre aux oiseaux pour l’exemple – Mais, sans doute, la déchéance de territoire produit-elle les accents les plus poignants qui soient – Le sens flotte plus que jamais, la musique s’embrase – Les bribes incandescentes n’en finissent plus de se consumer – Scènes d’un roman n’est déjà plus un roman, mais tout ce qu’il en reste au-delà du coup d’arrêt fatal : fragments en décomposition, hantises – Scènes isolées en suspens, plus raccordées entre elles ni à rien – Inventoriées avec ironie, ce masque précaire du désespoir – De la musique sublime.
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Et ici, une traduction en français des poèmes de Rimma Dalos